Rentrée scolaire, première interro écrite : que savez-vous des fables indiennes de Bidpaï ? Ceux qui sèchent peuvent se rassurer : “En Occident, rares sont ceux qui de nos jours en ont entendu parler”, constate la romancière Doris Lessing. Encore faut-il rappeler combien cette ignorance massive provient d’une régression et d’un oubli extraordinaires. Car ces textes eurent un temps de vraie gloire en Europe. Toujours entre deux migrations, changeant de titre, d’idiome, de culture, ils ont occupé en Occident, avant de retourner dans l’ombre, une place de choix.
“Je dois la plus grande partie (de mes fables) à Pilpay, sage indien. Son livre a été traduit en toutes langues”, écrit maître La Fontaine en personne. En toutes langues ? Une cinquantaine, au bas mot. Car le destin de ce recueil est un des plus curieux de la littérature mondiale. Au départ, il faut supposer de brefs récits indiens, impossibles à dater. Mi-drôles mi-sages, populaires et rusés, ils mettent en scène des animaux. Des pêcheurs et chasseurs les transmettent oralement. Deux siècles environ avant notre ère, suppose-t-on, les récits sont rassemblés par un sage, réel ou mythique, nommé Vishnu Sharma. Il les organise en un vaste canevas à cinq branches (Panchatantra, “Cinq chapitres”, en sanskrit).
Commence alors l’immense périple. Des moines bouddhistes font connaître le recueil en Chine comme au Tibet. A partir du VIIIe siècle apparaissent à mesure versions et adaptations en persan, en syriaque, en arabe, en hébreu. Le Moyen Age connaît ces histoires en latin, en turc, en russe. Leur titre change, devient en persan Lumière de Canopus ou encore, en persan comme en arabe, Kalila et Dimna (deux chacals savants et bavards, conseillers du roi lion). A l’Age classique, on traduit tout ou partie en français, en allemand, en suédois. En quelques décennies, pas moins de vingt traductions anglaises ! A chaque fois, cet “océan de contes” parvient à s’acclimater. Il se transforme et se perpétue avec une ténacité flexible qui a fort peu d’équivalents.
On entrevoit les secrets de cette longévité en lisant la version modernisée de Kalila et Dimna proposée à New York, en 1980, par le poète Ramsay Woods. Bien que cette belle version reprenne seulement les deux premiers volets de l’ensemble, elle permet de constater que l’oeuvre ne se contente pas de juxtaposer des historiettes. Elle les agence au contraire selon une construction subtile et sophistiquée : les récits s’emboîtent les uns dans les autres, se répondent, s’éclairent mutuellement. D’autre part, et c’est essentiel, le fil qui relie ces fables n’est pas celui du simple divertissement. De bout en bout, au coeur de ces intrigues animalières, se tient la question de l’apprentissage politique. Qui est donc le buffle Schanzabeh ? Est-il dangereux pour le roi ? Peut-on se fier à son apparence placide ? Par quel stratagème découvrir sa vraie nature ? Voilà ce qui préoccupe, d’histoire en histoire, les chacals conseillers du lion.
Voilà donc un manuel sur l’art de gouverner. Ce traité d’éducation à l’usage de ceux qui exercent le pouvoir s’efforce d’enseigner les travers des hommes, les manières d’en user, les tactiques pour s’en protéger. Passions, bassesses et rancoeurs sont à contrôler, mais en soi-même aussi bien que chez les autres : “Les princes ont une rude tâche, et le plus malaisé est de vaincre son coeur”, affirme un de nos chacals.
Sans frontière linguistique ni culturelle, ces fables ignorent aussi celles du temps. Au sein du recueil, les paradoxes temporels abondent. Des lettres très antiques, enfermées dans une série de coffres par le roi Houschenk autrefois, s’adressent aux souverains de l’avenir. Elles renferment des conseils dont le sens ne s’éclaire qu’à mesure, parfois avec un très grand retard.
La preuve : “Le deuxième précepte du roi Houschenk dit : “Veillez toujours à préserver l’équilibre et la compréhension mutuelle entre vos ministres.(…) – Eh bien, ce précepte trouve son illustration dans l’histoire de “Zirac et ses amis”, dit Bidpaï.” Citation authentique, évidemment. L’histoire de “Zirac et ses amis”, qu’on se gardera de déflorer, est aussi violente qu’instructive. Cette fois, après la récréation, vous savez ce qu’il vous reste à lire avant 2007.
Sans prétendre que ces fables très anciennes contiennent la description par le menu de ce qui nous attend dans les mois qui viennent, il n’est pas inutile de rappeler qu’après “Perdre des amis” et “Gagner des amis”, les trois derniers livres des fables de Bidpaï s’intitulent “Dissension”, “Séparation” et “Union”. Comme quoi, rien de nouveau. Du moins en apparence.
Kalila et Dimna, Fables indiennes de Bidpaï choisies et racontées par Ramsay Wood. Traduit de l’anglais par Lucette Dausque, préface de Doris Lessing, postface de Desclée De Brouwer, 2019, 351 p., 8.90 €.
© Roger-Pol Droit, Le Monde